Quand les médias de Toronto s’emparent d’un sujet linguistique, il vaut parfois la peine d’y prêter attention. En effet, un article du Toronto Star, récemment publié en ligne, relance le débat sur le rôle du français en Amérique du Nord. Certains universitaires osent même imaginer un avenir où le français figurerait parmi les trois grandes langues du continent, aux côtés de l’anglais et de l’espagnol.
Une ambition étonnante… ou un réveil opportun ?
L’idée peut surprendre à première vue : alors que le français est souvent perçu comme une langue en déclin, même au Québec où elle est pourtant prédominante, voilà qu’on lui prédit un avenir continental. Faut-il y voir une volonté cachée de « re-franciser » des régions comme la Louisiane, le Missouri ou le Maine ? Ou simplement une tentative de repenser le rôle du français dans une Amérique du Nord en mutation ?
Une vision portée par des universitaires engagés
Lors d’un symposium tenu récemment dans l’État du Maine, une vingtaine d’universitaires venus du Canada, des États-Unis et des communautés acadiennes se sont penchés sur le thème de la francophonie nord-américaine. L’article cite notamment Barry Rodrigue, professeur à la University of Southern Maine, ainsi que les géographes québécois Éric Waddell et Dean Louder, tous deux de l’Université Laval. Les historiens J. Yvon Thériault (Université d’Ottawa) et Yves Frenette (Centre de recherche en civilisation canadienne-française) ont également pris part à la réflexion.
Rodrigue, visionnaire assumé, imagine d’ici cinquante ans une fédération nord-américaine, fruit des forces de la mondialisation, où le français aurait une place égale à celle de l’anglais et de l’espagnol. Une perspective que les universitaires canadiens accueillent avec prudence mais sans sarcasme.
Une langue fragile, mais encore bien vivante
« La situation du français demeure fragile sur le continent », concède Éric Waddell, tout en rappelant que son statut officiel au Canada contribue à sa visibilité internationale. Le trilinguisme est de plus en plus présent dans l’étiquetage et certaines politiques linguistiques. Autrement dit, alors même qu’on s’inquiète de l’érosion linguistique, le français trouve des espaces de survie et de reconnaissance.
Une francophonie de réseaux plutôt que de territoire
J. Yvon Thériault appelle à revoir nos attentes : il ne s’agit pas de créer un “projet de société” centré sur la langue française à l’échelle continentale – ce serait irréaliste. Il plaide plutôt pour un réseau de sensibilités, un tissu de solidarités culturelles entre francophones d’Amérique du Nord. Des liens bien réels subsistent avec des communautés comme les Cadiens de Louisiane ou les francophones de la baie de San Francisco, où des efforts de revitalisation linguistique sont en cours.
Une mémoire collective à raviver
Comme le rappellent les auteurs Jean-Benoît Nadeau et Julie Barlow dans leur ouvrage The Story of French, 1,5 million d’Américains parlent français, et plus de 10 000 enseignants l’enseignent aux États-Unis. Ce n’est pas rien. L’historienne Melinda Marie Jetté, du New Hampshire, insiste aussi sur un point crucial : les descendants de Français sont intimement liés à l’histoire fondatrice du continent nord-américain – exploration, contact avec les Premières Nations, fondation de villages – ce qui les distingue d’autres vagues migratoires plus récentes.
Une bouteille à la mer… mais pourquoi pas ?
Le géographe Éric Waddell le résume ainsi : « Je ne sais pas où tout cela va mener. C’est une bouteille à la mer. » Mais dans un monde en quête de repères culturels et d’identités partagées, peut-être cette bouteille mérite-t-elle d’être repêchée.